SUR LE FIL DE LA REALITE

By Elyë jeudi, avril 03, 2014 ,

En ce mois d’avril, nous allons parler chiffons, et plus précisément fils. Oui, oui, maintenant que tout le monde est bien réveillé, il est temps de passer aux choses sérieuses. Vous l’aurez donc compris, en avril vos textes ont très envie de se promener sur le fil. A vous de décider de quoi ce fil est fait. Votre création sur le fil devra être un texte original (la fanfiction n’est pas autorisée) d’une longueur de 500 mots (marge de 10% autorisée). Mais comme 500 mots, c’est quand même court, ce mois, vous avez la possibilité de publier non pas un, mais deux textes. Hein que la vie est belle ?

Crédits inconnus
Assise sur le banc, son tricot abandonné sur les genoux, Adélaïde fixait l’océan presque sans le voir. Le bruit des vagues qui venaient s’écraser sur la plage, à quelques dizaines de mètres, la plongeait dans une douce torpeur, dont même les cris stridents des mouettes ne parvenaient à la tirer. Cela faisait près d’une heure qu’elle avait abandonné la réalité au profit de souvenirs plus gais, près d’une heure qu’elle avait rajeuni, qu’elle avait retrouvé Gabriel. Ses doigts fripés par l’âge tripotaient distraitement le fil de laine, déroulant la pelote comme le fil du temps.

Femme de marin… Nul n’avait jamais prétendu que c’était une existence facile, surtout pas Gabriel qui s’était toujours montré d’une honnêteté scrupuleuse à cet égard. Le pire, c’était l’absence, avait-il coutume de dire, en fils de marin qu’il était lui-même. Combien d’heures avait-elle passé à sa fenêtre, à soupirer après l’apparition d’une voile qui tardait à se manifester, le regard perdu sur l’horizon ? L’attente donc, mais aussi l’angoisse du retour, après des semaines de solitude, à la perspective d’avoir à partager à nouveau son espace, son temps, alors qu’elle ne rêvait en réalité que de ses bras. La mer, comme une rivale…

Le fil de laine s’était effiloché entre ses doigts, sans qu’elle ne s’en aperçoive, plongée qu’elle était dans ses souvenirs et ses réflexions, la respiration ralentie, le cœur figé, absente, perdue en mer elle aussi.

En réalité, l’attente n’était rien en comparaison de la certitude qu’il ne rentrerait plus jamais. Elle avait fini par le comprendre lorsque les secours en mer étaient venus toquer à sa porte. Elle avait compris, instantanément ; elle avait su ce qu’ils allaient lui annoncer, elle avait refusé de l’entendre. Pour la première fois, le glissement s’était opéré, elle avait basculé dans un autre monde, celui des souvenirs, celui dans lequel Gabriel finissait toujours par rentrer, quel que soit le temps que ça lui prenait. Après leur départ, elle était venue ici au bord de la mer avec son tricot, s’était assise comme en état second, pour fixer l’horizon pendant des heures.

C’était il y avait plus de 30 ans, elle en avait 82 aujourd’hui. Et chaque jour depuis, elle sacrifiait au rituel. Pelotonnée dans les bras de son époux retrouvé, elle souriait, pleinement heureuse. Enfin, il était là, il la serrait contre lui en déposant des dizaines de baisers dans ses cheveux. Elle avait toujours su qu’il rentrerait.

- « Tante Adèle ? », appela Constance en la secouant doucement. « Tante Adèle, réveille-toi, le vent se lève, il faut rentrer, tu vas prendre froid. »

La vielle dame souriait comme sa petite-nièce Constance ne l’avait que rarement vu sourire. Sur sa joue vieillie, la trace d’une unique larme avait séché, mais à présent ses traits respiraient un bonheur à nul autre pareil. Elle la secoua encore et le tricot s’échappa de ses mains inertes. Alors Constance comprit. Adelaïde avait rejoint Gabriel, les fils de leurs réalités s’entremêlant joyeusement, comme la laine bleu marine qui faisait des nœuds dans l’herbe à ses pieds, soulevée par le vent. Constance sourit tristement, sortit son téléphone portable et composa le 15. Après 30 ans d’absence, Gabriel avait enfin rejoint son port d’attache.

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