TEA TIME

By Elyë mercredi, octobre 15, 2014 ,

L'Allée des Conteurs est une communauté d'auteurs, dédiée aux genres de l'imaginaire, et qui propose des petits défis scripturaux auxquels j'ai décidé de participer. Le défi en lui-même est entièrement automatisé. Le chaudron vous propose 3 mots à placer dans un texte court, un drabble, de longueur obligatoirement inférieure à 1000 mots. Pour cette première fois, le chaudron m'a proposé un objet : le dragon, une émotion : le remord, et une couleur : le jaune. Vous voulez voir ce que ça a donné ?

Photo de Hector Sanchez
Le regard bleu délavé de la vieille femme était fixé sur lui, par-dessus les verres de ses petites lunettes en demi-lune. Il n’avait rien de spécialement inquisiteur, et pourtant Paul ne pouvait s’empêcher de se sentir un petit peu mal à l’aise. C’était comme si elle avait pu lire toutes ses pensées, sonder les moindres recoins de son âme, il se sentait mis à nu. Un regard simplement dérangeant, même quand, comme lui, on n’avait a priori rien à cacher. Elle buvait son thé à petites gorgées, silencieuse, respectant ce moment privilégié, inconsciente de son malaise.

Derrière les carreaux de la grande maison victorienne, la pluie s’était remise à tomber. La luminosité s’en trouvait amoindrie, et les flammes qui dansaient joyeusement dans l’âtre de la cheminée peinaient à réchauffer la vaste pièce au plafond surélevé. Paul sentit un frisson lui remonter tout le long de la colonne vertébrale, frisson qui n’était pas seulement dû au froid. Pourtant, la vieille dame n’avait rien d’un dragon, elle ressemblait plutôt à l’une de ses petites mamies bienveillantes qui vous offraient des biscuits ! Mais il n’arrivait pas à se départir de son sentiment de malaise.

- « C’est la première fois que vous venez à Londres, Monsieur Guérin ? », demanda une voix grêle en provenance du couloir.
Elle appartenait à une femme approximativement du même âge que la première. Elisabeth et Margaret Wilson étaient sœurs. Vieilles filles dans l’âme, elles avaient choisi de vivre ensemble dans la maison dont elles avaient hérité de leur père, et de transformer sans remord cette dernière en maison d’hôtes. Paul, en déplacement professionnel à Londres toute la semaine précédente, avait réservé pour le week-end histoire de faire un peu de tourisme avant de rentrer.

- « Oh non, mais c’est une ville que je ne me lasse pas de découvrir. Elle est si animée, si dynamique, il y a toujours quelque chose à faire, on ne s’ennuie jamais. Hum… vos biscuits sont vraiment délicieux, il faudra me donner la recette pour ma mère ! »
La nouvelle venue, Elisabeth, afficha un sourire radieux, visiblement ravie du compliment. Paul cligna des yeux pour remettre en place ses verres de contact qui semblaient s’être incidemment déplacés, car sa vision était comme… décalée. L’impression était étrange, mais elle ne fut heureusement que fugitive et chaque élément du décor retrouva bientôt sa place initiale.

- « Je t’asservirai à tes ennemis dans un pays que tu ne connais pas, car le feu de ma colère s’est allumé, il brûlera contre vous. »
C’était la toute première intervention de Margaret, et elle était pour le moins inattendue. Paul l’interrogea en vain du regard, avant de jeter un coup d’œil incertain vers sa sœur qui ne s’était pas départie de son sourire bienveillant. En termes de citation biblique, il y avait plus approprié sans doute, mais aucune des deux vieilles dames ne semblait déceler le moindre problème dans la tournure que prenait la conversation. Il eut un de ces petits rires jaunes, un rire qui sonnait faux.

- « C’est pourquoi nous agissons de la sorte, Maggie, et je suis bien persuadée que Paul nous sera reconnaissant de cette délivrance », poursuivit Elisabeth sans lui prêter attention.
Le regard du concerné naviguait de l’une à l’autre, plein d’incompréhension. Il se vit dédié un nouveau sourire qui se voulait peut-être rassurant mais qui, cette fois, ne le convainquit nullement. Et cette lentille qui lui jouait à nouveau des tours ! Qu’avait-elle à se déplacer ainsi sans cesse, bon sang ? Il porta un doigt à sa paupière pour forcer la petite rondelle de silicone à se remettre en place, sans succès sur sa vue bizarrement altérée, cette fois.

Une nausée soudaine l’assaillit, et les sons lui parurent brusquement assourdis. Les yeux écarquillés comme ceux d’une chouette, les oreilles bourdonnantes, il sentit le décor se mettre à tanguer puis basculer complètement sous ses pieds. Il y eut un choc sourd quand son épaule gauche heurta violemment le plancher.
- « Nous y voilà, Maggie, notre ami Paul sera bientôt délivré. Approche, ne gâchons pas la nourriture, veux-tu ? », entendit-il Elisabeth dire d’une voix enjouée.

L’instant suivant, les silhouettes des deux vieilles femmes se penchaient au-dessus de lui. Ce fut la toute dernière chose qu’il vit avant de se perdre dans le bleu délavé des yeux de Margaret Wilson…

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